• "Mojo Hand" de J.J. Phillips

    Au milieu des années soixante paraissait Mojo hand, rééditée plus tard avec le sous-titre An Orphic tale. Ce roman étonnant tant par son écriture que par son thème, était l'œuvre en partie autobiographique d'une jeune afro-américaine qui entretenait alors une liaison avec un bluesman légendaire, Lightnin’ Hopkins. Un roman qui suscita à l'époque des louanges de la critique, mais également des critiques acerbes des tenants de l'intelligentsia noire, irritée par une vision de leur communauté qu'elle jugeait rétrograde. En 1999, le Los Angeles Time l'a intégré dans sa liste d'ouvrages intitulée «les trésors oubliés du XXe siècle»

     

    BLUES ET LITTERATURE

     

     

    J.J. Phillips avait 22 ans quand paraît ce « conte orphique », récit initiatique publié un peu par hasard et qui restera son seul roman. C'est dire que nous sommes loin avec Mojo hand d'une création opportuniste surfant sur une mode. Ce texte pourtant s'inscrivait exactement dans l'air du temps, celui du Folk revival et de la Beat Generation. Au tournant de 1960, ils furent beaucoup parmi la jeunesse issue des classes favorisées, à vouloir marcher dans les pas de Woodie Guthrie ou de Jack Kérouac. J.J. Phillips elle aussi appartenait à cette classe, plus particulièrement à cette bourgoisie noire de la côte ouest qui s'efforçait de s'intégrer autant que se peut à « la bonne société » blanche. Elle fugue d'abord pour se mêler aux manifestations sur les droits civiques. Un activisme qui lui vaudra la prison, emprisonnement qui lui inspira l'un des plus beaux chapitres de son roman. Libérée, elle retourne à son couvent pour jeunes filles de bonne famille, avant de repartir, car elle est également chanteuse et guitariste de blues en herbes, sur les traces de Lightnin' Hopkins, qui ne lui enseignera pas ses secrets musicaux, mais dont elle deviendra l'amante. De retour chez elle, entre deux épisodes de cette relation tumultueuse, elle écrit Mojo Hand.

    Je ne déflorerai pas trop le déroulement de ce roman fascinant dans tous les sens du terme. Je dirai simplement que le propos n’a rien de didactique, ni de romantique. Beaucoup d’éléments autobiographiques entre l'auteur et Lightnin’ Hopkins ont servi de matériaux au livre, le portrait du bluesman n’est d’ailleurs pas toujours flatteurs : fanfaron, violent, égoiste… Alain Govenar, le biographe de Hopkins, consacre un chapitre entier à cette relation avec de nombreuses citations provenant d’entretiens avec J.J. Phillips. Il rappelle que ce livre est bien une œuvre de fiction et non pas une chronique. L’auteur s’est d’ailleurs inspirée du film de Marcel Camus, Orpheo negro. Toutefois, à la différence de celui du cinéaste français, son Orphée n' a rien d'un jeune premier, mais tient plus des antihéros de la littérature existentialiste de Sartre et Camus, ou encore de l'écrivain noir Richard Wright, influences revendiquées par Phillips. (1)

    Rappelons le mythe qui sous-tend le roman. Eurydice, l’épouse d’Orphée périt de la morsure d’un serpent. Inconsolable, Orphée, le magicien qui exerce ses sortilèges à travers la poésie et la musique, parvint presque à faire revenir sa femme du monde des morts, échouant pourtant par manque de confiance ou impatience. Il finira plus tard par être décapité par des femmes en furie, les Ménades.

    L'héroïne de Mojo Hand, Eunice Prideaux, est issue de la bonne société et symbolise donc cette génération d’Américains qui partirent sur les traces des bluesmen ruraux, sauf qu’à la différence de la plupart d’entre eux, elle est noire. Mais si peu… Si peu que c'est sa mère qui doit lui apprendre sa négritude, au grand damne de la jeune fille d’ailleurs car la voilà qui fait partie d’une race qu’elle jugeait bon de mépriser. Si peu que les protagonistes blancs ou noirs du livre la prennent pour une blanche à commencer par ce « Blacksnake » Brown, vieux bluesman entendu sur un disque,qui l’entraine à marcher sur sa trace, avec comme bagage sa guitare, comme envoutée par le « mojo », un sortilège évoqué souvent dans les blues (2). Elle finit par retrouver Blacksnake quelque part en Caroline du Nord et elle voudrait bien faire de lui «l'Orphée » qui devra la sauver de cet enfer identitaire, la ramener vers ses racines noires, oubliées par sa famille trop bien intégrées dans la société blanche.

    Comme Eurydice aux enfers, Eunice erre, hallucinée, étrangère à elle-même ainsi qu'aux autres protagonistes, incapable d'expliquer sa présence parmi eux si loin de son milieu bourgeois. Tantôt envoûtée tantôt manipulatrice, tantôt soumise tantôt sorcière - c'est elle qui fabrique à partir d'un serpent à sonnette, l'unique mojo hand dont il est question dans le roman -, elle croise des personnages (souteneurs, prostituées, musiciens, le jeune soldat) qui lui ressemblent un peu, en délicatesse avec leur passé et sans projet d’avenir, comme figés dans un éternel présent souvent dominé par l’alcool et le sexe, la jalousie, la possession. Eunice en quête de ses origines noires est paradoxalement convoitée par les protagonistes masculins en raison de la blancheur de sa peau. Sexualité sans joie, alcool, violence, jeunesse déboussolée, racisme, le tout illustré par la poétique du Blues : autant d’éléments qui rappelle d’ailleurs le film Black Snake moan, film au scénario différent mais à la thématique proche bien qu'évoquant la jeunesse des années 2000.

    Parce qu’écrit dans la langue vernaculaire du blues, la traduction en français de Mojo Hand était une gageure, ce qui amena d’ailleurs le traducteur, Pierre Furlan,  à s’en expliquer dans une postface. Ce livre permet entre autre à l'auditeur francophone de se faire une meilleure idée de l’univers du blues dans toute sa crudité, vierge de tout idéalisme et clichés. Il est surtout la preuve que cet  univers du blues pouvait être transposable sans trahison dans la grande littérature.

     

    Bonne lecture.

     

     

    (1) Ma principale, voire unique, source sur J.J. Phillips est ce chapitre intitulé « Mojo Hand, an Orphic tale» (Alan Govenar, Lighnin' Hopkins, His life and blues,  p.155-172).

    (2) « Mojo Hand » et « Blacksnake » sont également des titres de chansons de Lightnin' Hopkins, enregistrées vers 1959 -60. « Black Snake » est le nom commun d'une très longue couleuvre noire d'Amérique du nord, et un terme argotique désignant un amant (Jean-Paul Levet, Talking that talk, Le langage du blues, du Jazz et du rap, Outre-Mesure, 2010, p. 356); Stephen Calt est moins prude : l'expression Black Snake désigne le pénis d'un homme de couleur noire (Barrelhouse Word, A blues dialect dictionary, Univ. Of Illinois, 2009, p. 23). « Mojo » est un terme d'origine africaine et les multiples hypothèses étymologiques sont présentées de manière la plus exhaustive dans l'ouvrage de Debra DeSalvo (The Language of the Blues, from Alcorub to Zuzu, Billboard, 2006, p.110-112). Je donnerai ici que la définition tirée du dictionnaire de J-P Levet : « Charme confectionné à partir d'ingrédients (...) La main mojo est généralement insérée dans un petit sac de flanelle ou plus rarement de cuir; elle est sensé raviver les sentiments amoureux, provoquer le désir, empêcher l'adultère » (op. cit, p.271)

     

                                                                

     

    J.J. Phillips,  Mojo HandParis : Aube, 1991 . - p. 229 . – (Mojo hand – an Orphic Tale, 1966, traduction  et postface de Pierre Furlan)

    Alan Govenar, Lighnin' Hopkins, His life and blues, Chicago Review press, 2010. - 334 p. : ill.

     

     

     

     


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