• Big Bill Blues: Mes Blues, ma guitare et moi

    Les mémoires de Big Bill Broonzy (1898-1958) : un livre malheureusement à lire seulement en bibliothèque, ou alors si vous lisez bien l'anglais vous pouvez le trouver plus facilement dans son édition américaine. Espérons donc qu'un éditeur ait la volonté de le rééditer un jour. Il fut publié en francais et en anglais pour la première fois en 1955, sous le titre  « Big Bill Blues, mes blues, ma guitare et moi » pour la version française. Il a été réédité ensuite en 1987 avec des compléments sous le titre « Big Bill Blues ». Big Bill Broonzy avait voulu d'abord l'intituler « La vérité sur le Blues»...

     

     

     

     

     Couverture de la première édtion parue en 1955,
    illustrée par une photographie due à Robert Doisneau.  

    Big Bill Blues: Mes Blues, ma guitare et moi

     

    Autant le dire toute de suite, Big Bill Broonzy n’a pas bonne presse ! On aura beau dire et beau faire, il restera comme un homme opportuniste et carrièriste, plutôt que comme l’un des plus grands guitaristes et chanteurs de l’histoire du Blues. Ce qu’il est pourtant, assurément...

    Il faut dire qu’il a involontairement tout fait pour hérisser les puristes. Il  commence par prendre la place du déjà mythique Robert Johnson, décédé quelques mois auparavant, dans le spectacle organisé par Hammond en 1938, « From Spiritual to Swing ». Puis après la guerre, surfant sur la vague naissante du Folk Revival, il se paie le luxe d’inventer l'unplugged quarante ans avant Eric Clapton et MTV: en effet, il venait à peine d’électrifier son blues, voilà qu’il reprend sa guitare acoustique et qu’il abandonne Chicago en laissant les clefs à Muddy Waters (qui lui rendra un bel hommage plus tard avec son LP « sings Big Bill »).

    Sentant le bon filon, et ne se gênant pas d’ailleurs d’intégrer à son répertoire de vielles balades folkloriques qu’il ne jouait pas avant, il se rend en Europe se faisant passer auprès de fans de Jazz crédules pour le dernier bluesman de la première heure encore vivant. Il va enregistrer à cette occasion des disques certes différents du style hokum qu'il pratiquait à Chicago, mais que je trouve personnellement et à l'encontre de certains critiques, d'une grande beauté.

     

    Quoiqu'il en soit, adulé et auréolé d’un prestige auquel il n'avait jamais même rêvé, le voilà qu’on le sollicite - encore un point commun avec le tout aussi opportuniste et doué Clapton - de rédiger ses mémoires, puisqu’il vient d’apprendre à écrire. Mais contrairement, sans doute, aux souvenirs soporifiques du guitaristes anglais, le livre de Big Bill Broonzy peut se lire sans problème un demi-siècle après, et gageons qu’on le lira encore dans un siècle s’il existe encore des fans de Blues…

     

    « C’est un livre qui parle, ce qui est le meilleur des livres !» écrivait Henri Miller dans une lettre liminaire à la réédition de l’ouvrage en 1987, ne cachant pas son admiration et son plaisir pour le côté authentique de la prose du grand Bill. De fait, ce livre ne se lit pas comme ces biographies ronronnantes dues à des plumes aussi professionnelles qu'anonymes… Car, autant dire que Big Bill a une idée, disons, très personnelle de ce que doit être une autobiographie. Il envoie des petits textes épars , souvenirs et historiettes, à son éditeur... à ce dernier la charge d’en faire ensuite un livre (tout du moins avec qu’il arrive à relire et comprendre de ce que lui écrit le nouvel alphabétisé…).

     

    Big Bill après quelques considérations générale commence son historique  par une déclaration péremptoire : « Je suis né paresseux et je suis un sacré buveur… c’est pour çà que je sais chanter le Blues ! » ; puis après un aparté sur son goût pour les jambes feminines, il entame le récit de sa jeunesse sur le mode burlesque, où l’on apprend entre autres que son père non content de ses seize enfants, en avait d'autres avec une seconde femme et qu'il serait sans doute mort plus tôt si la première, soit la mère de Big Bill,  l'avait su... Le lecteur quelque peu dérouté reçoit ensuite quelques conseils précieux sur le mauvaise œil, notamment qu’il faut faire un détour devant la trace d’un serpent à sonnette dans le sable, et qu'il vaut mieux éviter qu'un chat noir passe devant vous, mais enfin si cela arrive, il suffit de l'attraper et le poser à l'endroit ou ils se trouvaient avant l'incident... ce qu'il s'efforca d'ailleurs de faire, nous dit-il, avec quelques autres soldats noirs inquiets comme lui et durant tout une après-midi, poursuivant le pauvre félin sous les yeux du reste de la troupe, hilare. Il est aussi question de racisme et notamment d’un certain grand propriétaire terrien qui n’aimant pas les Noirs avait peint non seulement sa maison en blanc, mais également les arbres de sa propriétés. Même les scènes de tentative de lynchage par une population blanche d’abord, puis à la fin du livre par des Noirs (furieux d’être traités de «nègres» dans un Blues chanté par Tommy McClennan qu’accompagnait Big Bill ce soir là), ressemblent plus à des films de Buster Keaton ou Harold Lloyd qu'aux atrocités évoquées dans les « Strange Fruits » de Billie Holliday. Pour ne rien dire de ce récit de joueurs de cartes expliquant à un de leurs partenaires qu’il ne peut pas continuer à parler comme il le fait  puisqu'il est mort, sa petite amie venant de l’égorger par derrière…
    On est train de se demander si le vénérable bluesman ne se fiche pas de nous, ou qu'alors il est sous l'influence de substances qui pour être légales ne sont pourtant pas sans effets fâcheux lorsqu'elles sont consommées sans modération, quand on se rend compte qu’on ne lit pas un livre sur le Blues ou la vie d’un musicien, mais qu’on est réellement dans le Blues… A sa source vive. L’auteur écrivant ses souvenirs comme les paroles d’une chanson, en quelque sorte.

     

    Et puis au fil de la lecture, quand le propos se fait (un peu) plus sérieux et que Big Bill évoque ses souvenirs sur sa vie dans les années vingt et trente, et les musiciens qu'il a croisés, les galères de la Grande Dépression, on comprend que derrière la plaisanterie et les propos légers se cachent une douleur et un leitmotiv constant : le racisme, la ségrégation, la lutte contre la pauvreté. Il s’en explique clairement quand dans la partie du livre consacrée à des « explications de textes» sur ses propres chansons, il parle du fameux texte de «Black, Brown and White», peut-être une des plus anciennes «protest song » enregistrée par un Noir… Et le livre de Big Bill de prendre alors une certaine gravité insoupçonnée…Quand, bien après, des jeunes et leur enseignants voudront préparer une publication sur le Blues et le racisme, c'est à ce livre qu'ils viendront puiser.

     

    Cet ouvrage introuvable depuis longtemps devrait être réimprimé d'urgence et, pourquoi pas, peut-être distribué gratuitement dans les écoles comme un exemple de ce que c'est que (pour employer un mot à la mode) la résilience face à la ségrégation et l’intolérance. Il est pour moi en tout cas l’un des plus beaux souvenirs de lecture concernant la littérature sur le Blues. Mais laissons le mot de la fin à Big Bill Broonzy avec l'entame de son précieux livre :

     

    Je pense que vous aimeriez peut-être apprendre la vérité au sujet des Noirs de l'État du Mississippi qui chantent et jouent le Blues. De ces Noirs je suis l'un des plus âgés encore en vie et je veux que tout le monde sache que nous autres musiciens du Mississippi attachons autant d'importance que n'importe qui d'autre à notre manière de jouer et de chanter (...) En fait personne ne nous a appris à jouer le blues – il est simplement né en nous.

     

    Bonne lecture.

     

                                                                                                                  

      

    William Lee Conley Broonzy; Yannick Bruynoghe, Big Bill Blues, Ludd, 1987. - 212 p. : ill. ( Big Bill Blues, 1955). (réédition augmentée de l'édition de 1955 intitulée Big Bill Blues, Mes blues, ma guitare et moi, Editions des Artistes, Bruxelles)

    André Vasset, Black Brother. La vie et l'oeuvre de Big Bill Broonzy, Chez l'Auteur, imp. Decombat, 1996, 266 p. : ill. -

    Collectif, Blues et RacismeBT 2, n°68, 1975. - 

     

     

     

     


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